Janvier n'avait pourtant rien eu d'exceptionnel. L'enseignant savait parfaitement que la mortalité frappait surtout les nouveaux-nés et les vieilles personnes. Les trois premiers décès de l'année en apportaient d'ailleurs la preuve : les jumelles Salomé et Charlotte Fischer ainsi que Henri Hoch étaient décédés tous les trois à l'âge d'un mois à peine. Ce qui l'intriguait bien plus, c'était la disparition brutale, à la date du 23 février, de Henri Hoch, père, âgé de 26 ans, suivie le lendemain par celle de Georges Wilhelm, un solide gaillard de 22 ans. Le surlendemain, le petit Jean Steitz, 6 mois, venait encore rallonger la liste. Début mars, le glas sonna pour le journalier Jean Nicolas Giess, 40 ans, puis pour Madeleine Fischer, une célibataire de 85 ans. Le greffier en avait bien touché un mot au maréchal-ferrant et cultivateur Henri Weiss, maire de la commune depuis 1840. « Sans doute la loi des séries » lui avait-il répondu. « Nous voici début mars. Sous peu, le printemps chassera l'hiver et ses fichues maladies ! »
Germe infectieux
Tout en souhaitant, lui aussi, le retour des beaux jours, le maître d'école resta néanmoins sceptique. Lorsque ses grands élèves lui annonçaient la mort d'un parent ou que les familles passaient en mairie pour déclarer les décès, il ne manquait pas de les questionner sur les symptômes de la maladie. Et à chaque fois, on parlait de grands frissons prolongés, de points de côté, de toux sèche et d'expectoration visqueuse, puis d'une brusque montée de température à 40° avant l'agonie finale. Aux yeux du « Schullehrer », il était urgent d'en référer au médecin cantonal de Drulingen. Celui-ci s'en vint faire plusieurs visites et diagnostiquer une sorte d'inflammation de poitrine qu'il qualifia de « hitzige Krankheit ». Il prescrivit des tisanes de thym-serpolet à boire très chaud et l'application de compresses imbibées de « liqueur du Suédois », sorte d'élixir confectionné à partir d'eau-de-vie où avaient macéré des tiges de camphre, des fleurs de safran, des feuilles d'aloès, de frêne et de rhubarbe. Aux habitants, il recommanda surtout d'éviter la transmission de ce germe infectieux.La mort rôdait et frappait
Mais la mort continuait à rôder. Sournoisement, elle frappait toutes les couches de la population. Dès la mi-mars, le glas sonna encore. Zollingen perdait le même jour le cordonnier Philippe Fischer, 46 ans, et le tisserand Jean Nicolas Etwein, 23 ans. Le surlendemain, ce fut à la jeune Caroline Greiner, 15 ans, d'être portée sur le registre de décès. Le 27 du même mois, l'effroi gagna tout le village : l'épidémie venait de terrasser Nicolas Leibundguth, 42 ans, la petite Catherine Korn, 9 mois, et... Jacques Bauer, le fusilier du 70è de ligne. Début avril, tout le monde se méfia de tout le monde. Aux maisons, portes et fenêtres se refermèrent sur un isolement complet pour éviter tout contact avec l'haleine fétide de la mort... et des voisins. A présent, chaque famille comptait ses malades. Ceux qui étaient provisoirement sur pied soignèrent les alités avant d'être pris à leur tour de frissons. Des étables s'élevait le cri des bêtes attendant vainement les rations de foin ou les traites journalières. Et les enterrements reprirent : d'abord la veuve Marguerite Gapp, 66 ans, puis le tisserand Chrétien Wildermuth, 21 ans. Le 10, Madeleine Gaertner née Brion, 63 ans, rejoignit sa fille Julie Anne, morte le 12 mars, à 27 ans.Nouveau cimetière
On décida de fermer l'école et le greffier ajouta de nouvelles feuilles au registre de décès. La première page fut réservée à Henri Weiss, 18 ans, maréchal-ferrant comme son père, le maire de la commune. Aux édiles se posèrent bientôt d'autres problèmes. Le vieux cimetière autour de l'église n'offrait plus de place pour de futures tombes. De suite, on acquit comme lieu de sépulture le champ de Daniel Frantz de Sarrewerden situé à la sortie du village, en direction de Bischtroff. D'un commun accord, les ministres du culte - pasteurs protestant, réformé et curé - décidèrent de leur côté de ne plus faire sonner le glas et l'annonce des obsèques. Ces dernières, réduites à de simples bénédictions, se déroulèrent sans psaumes ni cantiques, et le convoi funèbre se fit dans le plus grand des silences, pour ne pas alarmer les malades.Auteur, Jean-Louis Wilbert