«Prussien nullement; français assurément!»
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Nicolas Chatillon, le maire de Keskastel qui dirigeait avec ses
conseillers les affaires communales depuis 1848, était fortement dans
l'embarras ! Depuis plusieurs semaines, de véhémentes critiques
s'exerçaient à l'encontre du porcher communal. Il décida d'intervenir au
plus vite pour éviter que l'affaire ne prenne des proportions démesurées !
Georges Meyer, le porcher de Keskastel, risquait, en effet, de se mettre
dans de beaux draps. Mais en quoi donc avait-il fauté ? Négligeait-il ses
fonctions de gardien du troupeau communal ? Nullement ! Réglé comme une
horloge, il parcourait, à l'aurore et au crépuscule, la rue principale du
village pour rassembler porcs et oies. Alors, bien sagement et au son du
clairon, il les menait sur les terres communales de l'« Allmend ». Que lui
voulait-on, diantre !
Comme à la parade
Aux yeux de quelques rares habitants mal intentionnés, l'employé
communal, ancien des troupes coloniales d'Afrique et des batailles de
1870, restait totalement étranger à la nouvelle situation politique !
Ignorait-il que la France avait perdu les deux départements d'Alsace et la
Moselle par la faute de Napoléon « le petit » ? Que, depuis juin 1871, ces
provinces avaient formé le « Reichsland » ? Que ce « pays d'Empire »
appartenait désormais à l'Allemagne, au Kaiser Wilhelm et à son chancelier
Bismarck et ce, malgré le refus de l'annexion exprimé par les députés «
protestataires » ?
Aux yeux de certains villageois, notre porcher commettait pourtant un
crime ! Et quel crime ! Pour sonner le rassemblement du troupeau, il
saisissait son clairon - toujours orné d'un cordon aux couleurs tricolores
du drapeau français - et persistait à jouer l'air militaire bien connu «
As-tu vu la casquette du père Bugeaud ? », et cela, au plus grand
déplaisir des villageois qui avaient rallié la cause du Kaiser !
« Et je ne changerai pas de refrain ! » avait répondu Georges Meyer, sur
un ton n'admettant aucune réplique, au maire qui l'avait convoqué en la
Maison du peuple. En effet, ce n'était pas à un vieux zouave têtu comme
une mule, et de surcroît ancien des troupes d'Afrique qui avait servi sous
les ordres du légendaire maréchal Bugeaud, gouverneur de l'Algérie, qu'on
allait apprendre un nouveau pas de danse ! Avouons aussi qu'en son for
intérieur, Nicolas Chatillon, qui n'avait pas réussi à convaincre le vieux
baroudeur, était plutôt fier de sa réaction, lui-même et les siens n'ayant
rien de « deutschfreundlich ». Mais, il était préférable de rester sur ses
gardes : l'opposition n'allait pas laisser de répit au porcher et, à coup
sûr, l'affaire ne manquerait pas d'être signalée en haut lieu.
Les jours suivants se passèrent pourtant sans incident ! Au son du
célèbre air de Bugeaud, oies et cochons marchaient comme à la parade
jusqu'à l'« Allmend » et, chaque soir, ils retrouvaient tous basses-cours
et porcheries à la satisfaction quasi générale des villageois ! Un jour
pourtant, les autorités prussiennes réagirent et sommèrent le « Georges »
de changer dans les plus brefs délais le refrain du ralliement, faute de
quoi procès-verbal lui serait dressé ! Mais notre homme ne s'en soucia
guère... et ce qui était à craindre arriva !
Désordre indescriptible
Un beau matin, à l'heure de la sonnerie invitant au rassemblement, un
gendarme de Sarre-Union vint s'assurer de l'application des consignes.
Comme de coutume, le porcher déambulait fièrement avec sa suite au milieu
du village et au son de l'air interdit. Et le représentant de l'ordre de
s'approcher du récalcitrant, de l'arrêter, de lui faire de véhéments
reproches, de le menacer même de prison et de lui intimer de jouer sur le
champ un air prussien ! Stoppés par l'homme en uniforme, les oies et les
porcs laissés à l'abandon et libérés du refrain militaire français, se
mirent alors à courir dans toutes les directions. Au milieu d'un désordre
indescriptible, ils menèrent un si grand vacarme que les habitants s'en
émurent ! Alors, avec une belle assurance, le « Georges » tendit son
clairon au Prussien, en lui répliquant : « Tenez, Monsieur le gendarme,
jouez-leur donc la « Wacht am Rhein » ! Vous verrez bien s'ils vous
obéissent ! » Et tout le village de s'esclaffer aux fenêtres et aux portes
! N'en menant pas large, le représentant de l'ordre battit en retraite !
Et, quand retentit à nouveau, triomphant et moqueur, le refrain défendu,
oies et cochons se replacèrent dans l'ordre habituel pour reprendre
sagement, comme par le passé, le chemin de la pâture.Quant au porcher, il
savoura sa victoire, en se disant :« Français, je suis ! Français je
reste...et mon troupeau également !»
Auteur, Jean-Louis Wilbert