Bella, mon amie.

Philippe Roeser et son cheval Bella.
  L'Eichel au cours sinueux laisse jouer le ruban de ses flots entre les derniers gradins de grès rose du vallon qui, petit à petit, s'élargit vers la Lorraine limitrophe. Il fait chaud en cette journée de début août 1914 et les champs de blé dorés qui ondulent vers l'aval annoncent une exceptionnelle récolte. Se faufilant entre les hautes herbes et le rideau de peupliers, le ruisseau chantant se laisse happer une fois de plus par la roue d'un des plus anciens moulins du vallon.


     C'est la Rehmühle ou Rennmühle située en amont de Diemeringen et sentant bon la fine fleur de froment. Depuis des générations, les Roeser y sont meuniers de père en fils. Le paysage repose bucolique et calme, mais la tranquillité n'est qu'apparente. Pire que les violents orages d'été, en effet, avait brusquement éclaté le terrible mot de « Guerre » !
Comme une traînée de poudre, la nouvelle s'était répandue de maison à maison jusqu'au fond de la vallée !
     Depuis le 2 août, l'Allemagne et la France étaient en guerre ! Les affiches placardées dans les villages et hameaux annonçaient déjà l'ordre de mobilisation. La tournée du Postbote - le facteur accoutré de sa tenue prussienne - se prolongeait plus qu'à l'ordinaire : les autorités ne lui avaient-elles pas recommandé de prendre un soin tout particulier à distribuer les feuilles de route aux Alsaciens-Lorrains, futurs soldats en feldgrau de Sa Majesté, le Kaiser Wilhelm ?
     Philippe, le fils aîné du meunier Roeser, quitta la cuisine. Dans un coin de la vaste pièce attendait la petite valise en bois apprêtée silencieusement par la mère aux yeux rougis... Une dernière fois, il traversa la cour, gagna l'écurie, la parcourut lentement du regard avant de fixer l'un des boxes, en soupirant. Non, il n'arrivait pas à se faire une raison... Bella, la jument baie de quatre ans, celle qu'il affectionnait tout particulièrement, n'était plus là ! Il croyait devoir encore la voir, devant lui, comme au temps des beaux jours ! « Peine perdue ! » se dit-il, en refermant la lourde porte, « ils l'ont bel et bien emmenée à tout jamais ! »

Réquisitionnés avant les hommes

     Dans toutes les fermes de la vallée de l'Eichel, en effet, les autorités prussiennes avaient réquisitionné, avant même de mobiliser les hommes, les meilleurs chevaux pour la remonte et le transport du matériel, et Bella, la jument à la robe brun rouge, avait été du nombre. Depuis son départ vers une destination inconnue, la Rehmühle et la famille du meunier avaient perdu leur joie coutumière : le moulin s'était appauvri... Bella manquait !
     Deux jours plus tard, Philippe quittait avec d'autres mobilisés la gare de Haguenau pour se rendre, comme le précisait sa feuille de route, au centre mobilisateur de la ville. La place d'armes en pleine effervescence grouillait de jeunes appelés en attente de nouvelles instructions. Officiers et sous-officiers s'étaient retrouvés à l'écart et discutaient vivement. Philippe, cependant, prêta peu d'attention à ses futurs compagnons d'infortune.

Brusquement, il sursauta

     Ce qui l'intéressait se passait beaucoup plus loin, de l'autre côté de la place où avaient été regroupées des dizaines et des dizaines de chevaux. Le fils du meunier ne put s'empêcher de penser à Bella. Déjà ses yeux scrutaient fiévreusement le troupeau... Dieu ! Si seulement elle en faisait partie... Brusquement, il sursauta et son coeur se mit à battre la chamade ! Non, il ne rêvait pas ! Entre mille chevaux, il l'aurait reconnue ! Sa jument baie était bien là, à quelques jets de pierre... et lui, tout affolé, ne savait que faire ! En parler à un officier ? Bigre, le petit artilleur se serait à coup sûr fait rabrouer ! Alors, il ne lui restait qu'une solution... Et Philippe Roeser siffla comme l'on sifflait les chevaux à la Rehmühle. De suite, Bella dressa ses oreilles et tourna la tête ! Philippe resiffla... Cette fois-ci, la jument hennit, se cabra, puis, se détachant du troupeau, galopa vers son maître...
     Brusquement, la place d'armes était devenue silencieuse. Chefs et hommes de troupe suivaient avec stupéfaction ce curieux manège. Déjà, un officier s'avançait vers le jeune artilleur dont les mains passaient et repassaient dans la crinière de la jument. De longues explications étaient inutiles : les supérieurs avaient compris, ils ne pouvaient séparer Bella de son maître. Le meunier n'avait d'ailleurs nulle autre requête à formuler. Bien plus, et il s'en étonnait beaucoup, le spectre de la guerre lui devenait moins hideux à présent. Aurait-il pu trouver, en effet, ami plus proche et plus fidèle pour partir en campagne ?

     Puis la guerre qu'on avait cru si courte s'engagea pour durer et devenir guerre de mouvements. Les armées opérèrent de vastes déplacements et les deux amis se retrouvèrent avec leur régiment d'abord sur la ligne bleue des Vosges, puis sur les champs de bataille du nord de la France. Ils partagèrent tout, la peur de la mitraille et la joie des lettres envoyées de la Rehmühle. Bientôt, le front russe se réveilla et exigea, lui aussi, des corps expéditionnaires. Pour les artilleurs, ce fut successivement l'enfer de Kaunas, la Roumanie, les rives de la Mer Noire et, pour la seconde fois, le nord de la France au printemps 1918.

Sens de l'orientation affiné

     Mais il fallait encore s'armer de patience jusqu'à ce lundi 11 novembre de la même année. Après plus de quatre ans de guerre meurtrière, les belligérants mirent fin aux hostilités et les soldats démobilisés regagnèrent leurs foyers. A la Rehmühle, c'était jour de fête : on célébrait avec une liesse sans pareille le retour du fils du meunier, et de sa jument baie, qui, tous deux, avaient pérégriné ensemble, plusieurs années durant, à travers une Europe profondément meurtrie ! Bientôt, la vie reprit au moulin tout comme avant. Philippe qui allait sur ses 31 ans, se maria et succéda à son père. Mais, dans les hameaux et fermes de la vallée, l'étonnante aventure de Bella et du fils Roeser se colporta peu à peu jusqu'à Strasbourg. Au mois de mai 1937, la « Société protectrice des animaux » du département jugea le petit minotier et son fidèle destrier dignes d'un diplôme et d'une médaille honorifique.
     Mais ces distinctions ne grisèrent nullement les récipiendaires : Philippe continua à bichonner le moulin des ancêtres et sa jument baie. Certes, avec l'âge, celle-ci avait perdu de sa robustesse, mais non de l'exceptionnel sens de l'orientation affiné sans nul doute durant ses campagnes militaires. Pour la corvée du lait, le meunier-paysan n'avait pas meilleur cheval. Deux fois par jour, il attelait Bella à une petite charrette chargée des bidons de la traite, et la jument partait, seule, le long de la route sinueuse et ombragée qui montait à Waldhambach, un village du « Krumme » serré autour de sa vieille église à tour octogonale. Devant la laiterie attendait l'employé de la coopérative : les bidons à peine vidés, Bella redescendait déjà vers la Rehmühle sans se permettre la moindre escapade !
     Etait-ce les gros nuages sombres menaçant l'Europe et, à nouveau, porteurs de ruines et de deuils qui eurent raison de la santé de Bella ? Peut-être. En 1940, la mort dans l'âme, le meunier dut se résoudre à faire venir le vétérinaire pour abréger les souffrances de la jument. Après trente ans de bons et loyaux services, la confidente de l'ancien artilleur, l'amie du meunier de la Rehmühle partit vers le paradis des chevaux. On l'enterra à proximité du moulin, dans le grand jardin rafraîchi par les eaux de l'Eichel et du Mittelbach, et Philippe y planta un noyer. La jument baie n'était plus, mais le vieux meunier se rendait chaque soir sur sa tombe pour lui faire un brin de causette. Puis, courbé par les ans et le travail, il se coucha, lui aussi, pour ne plus se relever. C'était en 1969 !
     Aujourd hui, le moulin de la vallée de l'Eichel qu'avait repris Ernest, le fils Roeser, a cessé toute activité. Le noyer ne dispense plus d'ombre : il a été abattu pour permettre l'élargissement de la route. Durant la belle saison, des promeneurs s'arrêtaient parfois aux abords de la propriété. Auraient-ils entendu le galop d'un cheval ? Le hennissement d'une jument ? Ou bien ne prêtaient-ils attention qu'à l'enclos tout proche où grommelaient, il y a quelques années encore, quelques sangliers suivis de leurs marcassins ?

Auteur, Jean-Louis Wilbert